Le brutalisme et l’automobile

Juil 21, 2023 | Actualités, Pop-Culture

Qu’est-ce que Le brutalisme et l’automobile ? ?

 par Jules Crouzet contributeur Les Amis de la FFVE

1. Qu’est-ce que le brutalisme ?

À la fin de la seconde guerre mondiale, l’Europe est ravagée. Tous les gouvernements sont à la recherche de méthode de construction rapide et bon marché [3]. Démocratisé par le mouvement moderne à partir des années 1920 et notamment par l’architecte Le Corbusier, le « béton brut » [9] va être l’élément central du mouvement brutaliste qui rencontre un large écho entre les années 1950 et 1970 [4]. Au-delà de l’utilisation du béton sans transformation, le style repose sur l’utilisation de formes massives et anguleuses. L’absence d’ornements renforce le côté abrupt du bâtiment. Le mouvement brutaliste ne se limite pas à une expression purement esthétique, il s’inscrit directement dans les bouleversements sociaux à l’œuvre à l’époque. En réaction au mouvement du Bauhaus, il se veut plus humble et égalitaire, en offrant à tous des logements sains avec accès à l’eau, l’électricité et au gaz [3]. Le mouvement a d’ailleurs eu un franc succès dans les pays d’Europe de l’Est 1, puis plus tard en Amérique Latine [10, 8, 7]. Néanmoins, à partir des années 70, le courant va peu à peu perdre de son influence. Ces nouveaux bâtiments ne sont pas parvenus à créer des « communautés fonctionnelles » et sont demeurés centrés uniquement sur l’habitation. Par ailleurs, leur architecture demeure clivante. En 2008, l’hôtel de ville de Boston est élu bâtiment le plus laid du monde [2].

À l’inverse du mouvement streamline, il est difficile d’établir un lien direct entre le brutalisme et l’automobile. Ce style est resté essentiellement confiné aux frontières de l’architecture. Néanmoins, l’utilisation de formes géométriques et l’idée politique universaliste et populaire permet de construire des liens entre les deux industries.

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1. Ce succès au sein de dictatures a ensuite mené à une large confusion entre brutalisme et l’architecture totalitaire bien que de
nombreux bâtiments bruts aient été construits en Europe, notamment en Angleterre et aux États-Unis [6].

 

 

2. Exemples automobiles du mouvement brutalisteAlfa Romeo Carabo

 

Au début des années 60 deux ingénieurs italiens Ludovico Chizzola et Carlo Chiti fondent la marque Auto Delta. Leur but est de préparer des Alfa Romeo pour la compétition, de laquelle s’est peu à peu retirée la marque milanaise. Absorbée par Alfa Romeo en 1966, Autodelta (qui change donc de nom) est chargée de développer Tipo 33 [23]. Désireux de commercialiser une version de route de leur nouveau modèle de course, Alfa Romeo demande à Franco Scaglione de dessiner les courbes de la Tipo 33 Stradale [23]. Le résultat est splendide, mais l’auto est beaucoup plus chère que ses principaux concurrents. Dès lors, son succès commercial sera limité et seules 13 voitures seront produites sur les 18 châssis disponibles. La marque milanaise décide d’envoyer les cinq châssis restants aux grands carrossiers italiens. Giorgetto Giugiaro dessine l’Alfa Romeo Iguana et Pinifarina l’Alfa Romeo P33 Roadster 2 et la 33/2 Coupé Speciale. Bertone aussi reçoit deux châssis. Marcello Gandini qui vient de dessiner la Miura 3 et la Montreal travaille sur le concept et au Salon de Paris 1968 l’Alfa Romeo Carabo est révélée.

Conscient des limites de sa Miura qui a tendance à délester en ligne droite, Gandini dessine un avant pointu qui augmente l’appui aérodynamique [20]. La finesse est renforcée par un liséré orange qui contraste avec le vert  du reste de la carrosserie. Cette couleur est inspirée du carabe qui a donné son nom au concept. Les longues lignes droites rompent avec les rondeurs des années 50 et 60. À l’intérieur, les sièges sont intégrés à la carrosserie et le volant reprenant la forme d’un cône à l’intérieur vide. Surtout, l’Alfa Roméo Carabo marque le début d’une série de concepts souvent comparés au courant brutaliste[22].

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2. qui deviendra en 1971 la P33 Cuneo.
3. même si Giugiaro, qui quitte Bertone en 1964, a toujours affirmé que c’était ses dessins qui avaient donné vie à la Miura [21]

Fiat Panda

Au milieu des années 70 les relations entre la FIAT et Giorgetto Giugiaro sont fraîches. La marque de Turin reproche au designer italien d’avoir travaillé sur l’Alfasud au début de la décennie [18]. En réponse, elle a tenté de débaucher les meilleurs collaborateurs de Giugiaro et a même licencié la femme de son associé au sein d’Italdesign, Aldo Mantovani [21]. Il faudra attendre la nomination de Carlo de Benedetti à la tête de la Fiat en 1976 pour que les relations se réchauffent.
Le nouveau directeur demande à Giugiaro de travailler sur un nouveau véhicule, qui doit être fiable, robuste, économe et modulable. Dès lors le poids et la facilité de production deviennent les mots d’ordre du design de ce qui deviendra la Panda [21]. Le design intérieur et extérieur est dénué de toute fioriture : les vitres sont plates, la banquette arrière est une simple toile tendue permettant ainsi de facilement la rabattre, le tableau de bord est minimaliste et la boîte à gants est remplacée par une simple goulotte en toile [12]. Côté moteurs, deux versions sont proposées : un 650 cm3 de 30cv et un 900 cm3 de 40cv tous deux refroidis par air. L’architecture étant différente, la calandre avant est asymétrique afin que la grille de refroidissement puisse être retournée et se trouver à droite ou à
gauche, en fonction du moteur installé [16].
Dès lors, la Panda semble être l’analogie parfaite entre brutalisme et automobile. Certes, sa petite taille n’en fait pas un modèle vraiment imposant, mais son design angulaire et surtout sa volonté d’offrir à tous une voiture robuste, économe et pouvant s’adapter à une multitude d’usages, s’accordent avec l’idéologie sociale développée par
les architectes brutalistes.

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Tesla Cybertruck

Bien qu’anachroniques, les analogies entre le brutalisme et le Cybertruck ont fleuri lors de la présentation du pick-up de Tesla en 2019 [24, 29]. Il est vrai que ses lignes acérées, les fins bandeaux lumineux avant et arrière, sa carrosserie grise, mais surtout sa masse et sa robustesse perçues rappellent certains bâtiments brutalistes comme le Centre d’exposition à Bahia de João Filgueiras Lima, le Research Institutes for Experimental Medicine à Berlin ou le Elion-Hitchings à Research Triangle Park de Paul Rudolph. Mais la comparaison s’arrête là.

En effet, comme le souligne l’auteur du livre Heroic : Concrete Architecture and the New Boston, Mark Pasnik au site en ligne Inverse [27] : « Les intentions et les idées qui sous-tendent le Cybertruck et celles qui sous-tendent le brutalisme ne pourraient pas être plus divergentes […] Le Cybertruck est consumériste, alors que la monumentalité du brutalisme est civique. L’audace du Cybertruck sert la bravade d’un individu, alors que la puissance visuelle du brutalisme était destinée à projeter la dignité partagée du domaine public. ».
Il semblerait que l’esprit du Cybertruck provienne plutôt de l’amour d’Elon Musk pour le film de Ridley Scott : Blade Runner. Il est vrai qu’un des véhicules de la police spéciale arbore ce long pare-brise oblique qui empiète sur le capot et des montants A pincés en leur sommet. Son design pourrait aussi reprendre celle de la Lotus Esprit de James Bond dans L’Espion qui m’aimait, dont s’est porté acquéreur Elon Musk il y a plusieurs années [26

Bibliographie

Brutalisme
[1] Banham, Reyner, Le brutalisme en architecture, Marseille : Ed. Parenthèses, 2013
[2] Boston Eyesore ? City Hall Nearly the Ugliest Building in US, Survey Says, jan. 2023
[3] Calder, Barnabas, Raw Concrete : The Beauty of Brutalism, London : William Heinemann, 2016
[4] Chadwick, Peter, This Brutal World, London ; New York, NY : Phaidon Press, 2016
[5] John Grindrod et al., éd., Brutal London : Construct Your Own Concrete Capital, Munich ; London ; New
York : Prestel, 2016
[6] Navarro, David, Sobecka, Martyna et Calder, Barnabas, Brutal Britain : Build Your Own Brutalist Great
Britain, 2nd edition, Poznań : Zupagrafika, 2022
[7] Navarro, David, Sobecka, Martyna et Cymer, Anna, Brutal Poland : build your brutalist Polish People’s
Republic = Zbuduj swój betonowy PRL, Poznań : Zupagrafika, 2020
[8] Navarro, David, Sobecka, Martyna et Ostrogorskij, Aleksandr, Brutal East. Vol. 2, Poznań : Zupagrafika, 2021
[9] Jacques Sbriglio et Association Marseille-Provence 2013, éd., Le Corbusier et La Question Du Brutalisme : LC Au J1, Marseille : Parenthèses, 2013
[10] Zupagrafika, Navarro, David et Sobecka, Martyna, Eastern Blocks, Poznań : Zupagrafika, 2019
Fiat Panda
[11] Bellu, Serge, « Giorgetto Giugiaro, Designer Du Siècle ? : « Giugiaro Se Plaît à Explorer Des Architectures
Inédites, à Pratiquer l’art de La Rupture ». », Caradisiac.com (jan. 2019)

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