Qu’est-ce que le courant streamline ?
par Jules Crouzet contributeur Les Amis de la FFVE
À la fin des années 20, le mouvement des Arts décoratifs est à son apogée. Le Chrysler Building est en passe d’être achevé. C’est le triomphe des ornements qui, après la première guerre mondiale, témoignent du désir d’un
avenir radieux. La crise de 1929, va néanmoins donner un coup d’arrêt à cet élan d’optimisme. Le temps n’est plus à l’opulence et à l’ascétisme fonctionnaliste. Il faut relancer tout un pays. C’est dans ce contexte que va naitre, le mouvement « streamline ».
Débarrassé d’ornements, le dessin se recentre sur des lignes pures et aérodynamiques, inspirées par les ailes d’un avion ou par une goutte d’eau aspirée par la gravité. L’objet artistique doit traduire « le souffle de la vitesse et la puissance technologique ».1 Avec des courbes lissées et profilées, les designers et architectes proposent une approche optimiste du progrès. Du reste, de nombreux éléments sont empruntés à l’aviation ou à l’univers nautique. En France, on parle d’ailleurs de « style paquebot », en plein âge d’or des croisières transatlantiques. Cette influence nautique est plus prononcée qu’outre-Atlantique, en témoigne le bâtiment de Pierre Patout dans le 15e arrondissement de Paris.
Loin de se limiter à l’architecture, le mouvement streamline emploie des matériaux nouveaux comme l’acier inoxydable, l’aluminium poli ou la bakélite et touche tous les horizons : objets de consommation (la Lawson Zephyr Clock de Kem Weber ou la Spartpon Blue Mirror Radio de Walter Dorwin Teague), trains (la Pennsylvania Railroad class S1 de Raymond Loewy, Pioneer Zephyr ou le M-10000 de William Bushnell Stout), cinéma (Things to Come de William Cameron Menzies) et surtout l’automobile. L’industrie connait là une réelle mutation. Alors que la Ford T
approche de la fin de sa carrière, le design va prendre une place prépondérante dans la conception industrielle. La forme ne découle plus uniquement de la fonction, mais se déploie comme un geste indépendant et libre. Les premiers bureaux de style apparaissent et avec eux les premiers concept-cars.
Exemples automobiles marquants du mouvement streamline
Chrysler Airflow
Si le mouvement Streamline s’affranchit rapidement du cadre strictement architectural, il faudra attendre quelques années avant qu’il n’influence réellement l’industrie automobile. En 1933, se tient, à Chicago, l’exposition universelle « A century of progress ». Pierce Arrow et Briggs Manufacturing y présentent deux modèles aux ailes “ponton” c’est-à-dire intégrées à la caisse [5]. Il faudra attendre l’année suivante pour que Chrysler présente
le premier modèle de série de ce type : la Airflow. Développée au sein du département « Art 8 ; Colour », elle se présente sous la forme d’une caisse « autoporteuse » avec une calandre arrondie et des phares intégrés à la caisse.
Le chef de projet, Carl Breer, est épaulé par l’aviateur Orville Wright. Plusieurs essais en soufflerie seront effectués, afin de créer la forme la plus fluide possible [8]. Initialement, l’Airflow devait être présentée sous la marque De Soto, mais face à la révolution que présentait le modèle, Walter Chrysler exigea qu’elle soit commercialisée sous la marque éponyme [14].
Malgré un excellent accueil de la part du public, l’Airflow souffre de nombreux retards de livraisons, causés par la complexité de fabrication du modèle. Par ailleurs, l’usinage et l’assemblage des caisses monocoques s’avèrent être beaucoup plus couteux que prévu. Les ventes de Chrysler s’écroulent et il faudra attendre l’arrivée des Chrysler Airstream Six et Eight, des modèles beaucoup plus conventionnels, pour que Chrysler remonte la pente [10]. Dans leur livre dédié à l’histoire de Chrylser, Richard M. Langworth et Jan Norbye déclarent « Walter Chrysler, d’ordinaire
avisé, a approuvé ce concept avancé sans trop se soucier de savoir s’il serait accepté par le public. Et cela s’est avéré être la première grave erreur de Chrysler – à la fois de l’homme et de l’entreprise – » [0]. Au total seulement 30 000
exemplaires seront produits, mais l’Airflow a laissé une marque irréfutable dans l’histoire automobile, inspirant le dessin des Peugeot 402 et 302 ou de la Volvo PV36.
Tatra 77
La Chrysler Airflow, première voiture de série aux ailes « pontons » ? C’est ce que l’histoire a retenu, mais il semblerait qu’un doute subsiste. Paul Jaray ingénieur chez Tatra a même assigné Chrysler en justice, qu’il accuse d’avoir copié le dessin de la T77.
Tatra est une des marques les plus anciennes de l’histoire automobile. Au milieu des années 1930, l’ingénieur en chef historique de la marque, Hans Ledwinka, décide de concevoir une voiture de luxe ultra-moderne. Il travaille alors avec Paul Jaray, ancien ingénieur aéronautique à la Luftschiffbau Zeppelin. Ils mettent au point une voiture révolutionnaire en forme de goutte d’eau, avec un toit arrondi, une grille de radiateur cachée, des ailes intégrées
et un imposant aileron sous forme d’épine dorsale à l’arrière. Au-delà de son design, la Tatra 77 innove par son architecture reposant sur un châssis-poutre, des suspensions indépendantes et un V8 de 3L en position arrière (une première [22]), refroidi par air 1
. Cela permettait de réduire le poids en regroupant le moteur et les roues motrices
au même endroit, supprimant ainsi l’arbre de transmission 2
. Présentée à la Foire internationale de Berlin en 1934 puis au Salon de Paris, la T77 suscite un réel engouement, à tel point que, par superstition, Hands Ledwinka décida de nommer tous ses futurs modèles par le chiffre 7 : T87, T97 etc. [18]. L’année suivante, elle sera à l’affiche du film
de science-fiction « The Tunnel » de Maurice Elevy [16].
Au total, 249 modèles seront produits, en phase avec les objectifs de Tatra. À la suite de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne en 1938, elle deviendra une des voitures des gradés nazis [21], ce qui lui vaudra le surnom de la “tueuse de nazis”, certaines rumeurs faisant état que plus de SS seraient morts à bord d’une Tatra 3 que sur le champ de bataille [19].
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1. Hitler était un grand amateur de Tatra, il aurait même dit à Ferdinand Porsche « C’est la voiture que je veux pour mes autoroutes »
[0]. Ce dernier a souvent été accusé d’avoir copié la marque tchèque, la Volkswagen Type 1 ressemblant étroitement à la Tatra 97 par
son architecture, mais aussi son design.
2. Ce que fera Citroën avec la Traction, mais à l’avant cette fois.
3. Tous modèles confondus
Buick Y-Job
Au milieu des années 1920, Harley Jarvis Earl travaille chez un revendeur Cadillac en Californie pour qui il dessine des voitures personnalisées pour les stars de cinéma et autres grandes fortunes de la côte ouest américaine.
Il est alors repéré par Lawrence P. Fisher, directeur de Cadillac, qui lui propose de venir dessiner la nouvelle Cadillac La Salle. Face au succès rencontré, le mythique PDG de General Motors, Alfred P. Sloan, créé le “Art and Color
Section” et nomme à sa tête Harley Jarvis Earl. C’est dans, ce qui est considéré comme le premier bureau de style automobile de l’histoire, que le jeune designer va mettre au point le premier concept-car de l’histoire : la Buick YJob. Avec ses 6 mètres de long et ses ailes qui se prolongent jusqu’aux portes, la Y-Job est une véritable révolution.
La calandre est étirée de manière horizontale et non verticale comme c’était le cas traditionnellement, afin d’asseoir
la ligne. Les marches pieds sont supprimés et la ligne de caisse est abaissée. Earl va même jusqu’à remplacer les roues de 15 pouces des Buick standards par des roues de 13 pouces afin de renforcer l’esprit de vitesse de la carrosserie.
Les fines bandes chromées sur les ailes et les poignets encastrées à bouton-poussoir achèvent de faire de la Y-Job un objet parfaitement fluide et aérodynamique sur lequel l’œil comme l’air glisse sans aucune résistance. Son design
était tellement en avance sur son temps qu’en 1948, un journaliste d’une agence de presse l’a photographié dans les rues de Détroit pensant qu’il s’agissait d’une Buick 1949 flambant neuve [32]. D’un point de vue technique, la
Y-Job se pare de nombreuses avancées techniques : phares escamotables, vitres et toit à commande électrique, etc.
Au-delà de l’aspect stylistique et technique, la Y-Job est le symbole d’un métier qui achève une première révolution.
Le design n’est plus simple aspect de l’ingénierie, mais bien une entité distincte. Pour la première fois, la clay est utilisée pour dessiner les courbes à l’échelle 1 [25]. Il faudra attendre les années 60 pour que cette technique arrive chez les carrossiers européens.
Elle est aujourd’hui exposée au GM Heritage Center à Détroit aux États-Unis
Bibliographie
Streamline
[1] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, « Chapitre II. Les figures inaugurales du capitalisme artiste », L’esthétisation du monde, Gallimard, Folio Essais, 2016, p. 149-260
[2] Alexandra Midal, « L’utopie du streamline : domestiquer la technologie », Design : introduction à l’histoire
d’une discipline, Pocket, Agora, Pocket, 2009, chap. Histoire, Histoire, p. 69-78
[3] Stéphane Vial, « Chapitre premier. Du projet au design industriel : éclosions », Le Design, Presses Universiatire de France, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 2015, p. 13-32
Chrsyler Airflow
[4] « 1934 Chrysler Airflow », The Washington Post (2001), N02
[5] Serge Bellu, « Chrysler Airflow – Aérodynamique et Fluidité », Science & Vie (2008)
[6] Vincent Curcio, Chrysler : The Life and Times of an Automotive Genius, Oxford University Press, 2001
[7] Charles K. Hyde, Riding the Roller Coaster : A History of the Chrysler Corporation, Wayne State University
Press, 2003
[8] Gagnon Jacques, « Airflow, Un Mauvais Souvenir de Chrysler », La Presse (1995)
[9] Jean-Michel Normand, « Les Crises Dans Le Rétro (1/6) : La Chrysler Airflow, Le Pari de l’après-1929 »,
Le Monde (2020)
[10] Michael Lamm, « 1935-36 Chrysler Airstream », AutoWeek 48.34 (1998), p. 23
[11] Katelyn McSherry, « 1935 Chrysler Airflow — Audrain Auto Museum » (2020)
[12] Tim Miller, « Chrysler’s Airflow pioneered streamlining », The Toronto Star (2013), W8
[13] Phil Patton, « Automotive SCIENCE FAIR », AutoWeek 59.5 (2009), p. 25-27
[14] Jack Stou, « Chrysler et De Soto Airflow – Un train trop en avance », Rétro Passion Automobiles (2022)
[15] Bill Vance, « Chrysler Airflow of ’30s survived only three years but still influences design », The Toronto
Star (1986), K2
Tatra 77
[16] Maurice Elvey, The Tunnel, Science Fiction, 1935
[17] Kurt Ernst, « Cars of Futures Past – Tatra T77 and T87 », Hemmings (2013)
[18] Jaroslava Gissübelová, « Tatra : plus de 160 ans d’histoire », Radio Prague International (2012)
[19] Rupert Hawksley, « The Car That Destroyed Nazis », The Telegraph (2015)
[20] Matthew Healey, « An East European Tour de Force, Often Copied but Still Unsung », The New York
Times (2005), p. 8
Les amis de la FFVE 7
Le mouvement streamline et l’automobile Architecture/Automobile
[21] Kristen Lee, « The Tatra 77a Was A Czech ’Secret Weapon’ Because It Was So Good At Killing Nazis »,
Jalopnik (2018)
[22] Serge Martin, Tatra à moteur arrière : elle a 80 ans, 2014
[23] Wouter Mellisen, « Tatra T77 – The Brilliant and Influential Czech Wonder », Collier Automedia (2022)
[24] Marie-Christine Morosi, « Quand l’automobile pilotait le style », Le Point (2020)
Buick Y-job
[25] Christophe Bonnaud, « La Buick Y-Job a 80 ans ! », Lignes/auto (2022)
[26] Sally Clarke, « Managing Design : The Art and Colour Section at General Motors, 1927-1941 », Design,
Commercial Expansion and Business History, Oxford University Press, 1999, p. 65-79
[27] Malcolm Gunn, « Buick Y-Job ; Quite Possibly the Auto Industry’s First and Most Influential Dream Machine », Edmonton journal (2013)
[28] William Knoedelseder, Fins : Harley Earl, the Rise of General Motors, and the Glory Days of Detroit,
Harper Business
[29] Rick Kranz, « Y-Job Was Industry’s First Dream Car », Automotive News 77.6037 (2003), p. 35
[30] Michael Lamm, « 1938 Y-Job », AutoWeek 48.13 (1998), p. 25
[31] Nicholas Maronese, « Industry’s First Concept Headed to Elite Show in Ontario », Ottawa Citizen (2018)
[32] Katelyn McSherry, « Buick Y-Job », Audrain Auto Museum (2020)
[33] Jeff Peek, « The Legendary Buick Y-Job Was the Original Concept Car », Hagerty (2020)
[34] Karl Smith, « Concept Car of the Week : Buick ‘Y’ Job (1938) », car design news (2019)
[35] Bill Vance, « Birth of Style Concepts Such as the Buick Y-Job Gave Designers New Prominence : Toronto
Edition », National post (Toronto) (2000)
[36] Bill Vance, « First Concept Set Design Stage for a Decade : 1938 Buick Y-Job : Toronto Edition », National
post (Toronto) (2007)