À la croisée des destins de Daimler, Panhard et Levassor, Louise Sarazin a joué un rôle discret mais décisif. Veuve avisée puis épouse d’Émile Levassor, elle a su transformer un contrat de licence en véritable tremplin pour l’essor de l’automobile française.

René Panhard, Louise, Emile Levassor et le contremaitre-pilote Mayade sur un prototype Panhard à moteur central.
L’Allemand Gottlieb Daimler, le père du moteur
En 1887 et 1888, Gottlieb Daimler poursuit ses recherches en Allemagne pour réaliser une petite voiture équipée du moteur qu’il a conçu avec son associé Wilhelm Maybach, c’est la « Stahlradwagen » (voiture à roues d’acier). Il teste aussi des adaptations du moteur à différents usages : bateau, moteur fixe, petit dirigeable. Il charge des agents commerciaux de le représenter dans les capitales d’Europe où il existe une clientèle potentielle, notamment à Paris et à Londres.
Edouard Sarazin (1840-1887) est belge, agent d’affaires établi à Paris, spécialisé dans la jurisprudence des brevets. Il s’est déjà vu confier la représentation en 1874 des affaires de « Otto & Langen – Gasmotoren fabriek Deutz », échaudés par la rupture d’un contrat sur le marché français pourtant prometteur. A ce titre il avait alors rencontré Gottlieb Daimler.
Edouard Sarazin a épousé en 1870 Louise Cayrol.

Gottlieb Daimler 1834-1900

Edouard Sarazin 1839 – 1997

Louise Cayrol Sarazin Levassor 1847-1916
Panhard et Levassor, entreprise parisienne renommée pour ses machines de menuiserie
C’est pour lancer la fabrication en France de 25 moteurs fixes du brevet de Deutz qu’Edouard Sarazin se rapproche d’un ingénieur de Centrale avec qui il a un bon contact : Emile Levassor.
Emile Levassor est associé depuis quelques années à René Panhard dans une affaire de machines à bois, installée avenue d’Ivry à Paris.
L’affaire menée par Sarazin pour Deutz en France fonctionne ainsi jusqu’en 1879, lorsque… Deutz décide de confier la direction de sa filiale à un Allemand envoyé en France, tandis que Gottlieb Daimler est débarqué de chez Deutz quelques années après. Il crée alors sa propre affaire, et se tourne naturellement vers Sarazin en qui il a confiance, pour lancer son moteur en France. Sarazin choisit Panhard et Levassor pour exploiter la licence du moteur Daimler ! Le marché est conclu en 1886, mais la mise au point du moteur retarde le début de la production qui est d’abord prévue dans le courant de l’année 1887.
A cette date, en France, et surtout à Paris, ce qui occupe les esprits, c’est l’approche de l’exposition universelle qui ouvrira en mars 1889, avec l’incroyable tour de M. Eiffel. Hélas, le 24 décembre 1887, Edouard Sarazin meurt à 47 ans emporté par une infection rénale. Louise Sarazin est veuve.
C’est une femme intelligente et calculatrice, qui s’est toujours tenue au courant des affaires de son mari avec qui elle a travaillé.
En novembre, un mois avant sa mort, Sarazin se sachant perdu, le couple avait reçu leur ami Emile Levassor afin de parler de l’avenir de leurs affaires.

Emile Levassor 1843-1897

René Panhard 1841-1908
1888-1889 : années décisives
Le 4 janvier 1888, Gottlieb Daimler écrit à Louise une lettre dans laquelle il lui dit partager sa peine et l’assure qu’il n’abandonnera pas les affaires qui les lient. En février 1888, elle se rend par le train à Bad-Cannstatt (Stuttgart) où Gottlieb Daimler la reçoit.
Le contrat est mis à jour en février 1889 : La Société Panhard et Levassor fabriquera le moteur Daimler sous licence pour le marché français, et versera à Louise Sarazin, qui veille au respect des droits commerciaux 20 % du prix de vente. Elle reversera 12 % à Gottlieb Daimler et conservera comme agent de la marque 8 % pour son affaire.
Gottlieb Daimler se rend à Paris durant l’année 1889. Il expose sur un stand à l’exposition universelle les applications possibles de son moteur. Il rencontre à cette occasion à nouveau Louise mais aussi Emile Levassor et René Panhard, et vraisemblablement Armand Peugeot.
La Sté Peugeot frères, connue pour ses outils en acier forgé, ses vélocipèdes et ses moulins à café, expose en 1889 une voiture à vapeur Serpollet modifiée, mais ne donne pas suite à cette idée de véhicule à vapeur, toutefois connue comme la « Peugeot type 1 » dans l’histoire de la marque. Depuis longtemps Peugeot est en affaire avec Panhard et Levassor, qui achète notamment des scies « qui mordent comme un lion » pour les machines à bois.
Octobre 1889 : la production régulière de moteurs sous licence Daimler commence chez Panhard et Levassor. Les 10 premiers moteurs produits par Panhard sont des prototypes utilisés pour la mise au point. Novembre 1889 : l’exposition universelle ferme, elle a reçu 3 millions de visiteurs. La grande galerie des machines du champ de Mars où Panhard, Peugeot et Daimler exposaient parmi des centaines d’autres est démontée, seule reste la Tour Eiffel !
Au début de 1890, Les moteurs N° 12, 14, 16 sont vendus à Peugeot qui a des projets pour un petit véhicule, appelé le Quadricycle à pétrole. Cette Peugeot « Type 2 » est présentée comme un prototype en juillet 1890, 4 seront fabriquées. C’est un total d’environ 400 moteurs jusqu’à fin 1896 qui sont livrés à Armand Peugeot, lui aussi ancien élève de l’Ecole Centrale d’ingénieurs des Arts et Manufactures, comme Emile Levassor et René Panhard.
Dès le début de 1890, Panhard et Levassor a aussi entrepris l’étude d’une voiture, motorisée par le moteur qu’il fabrique sous la licence Daimler. Si son moteur est à l’avant, Peugeot a mis le sien à l’arrière. Emulation sans concurrence caractérise les relations entre les deux sociétés.

Armand Peugeot 1849-1915
La Noce !
Et Louise, que devient-elle ?
Le 17 mai 1890, elle épouse en seconde noce Emile Levassor à Etretat, où elle possède une résidence. Les équipages ont rejoint Etretat depuis Paris en voiture Panhard et Levassor N°2. Parmi les témoins figurant sur l’acte de mariage, on relève la signature de René Panhard.
A l’automne 1891, Panhard & Levassor, comme Peugeot, vendent chacun 4 et 2 voitures à leurs premiers clients. A la fin de 1894, Peugeot a déjà vendu 64 voitures et Panhard et Levassor plus de 80 ! Louise a touché ses 8 %, et Gottlieb Daimler ses 12 % !
Il est aussi précisé sur l’acte qu’un contrat de mariage est établi par un notaire, afin de préserver les intérêts de Louise désormais mariée au constructeur des moteurs !
Drames des premières courses automobiles
1894 : le 22 juillet, le concours des voitures sans chevaux de Paris à Rouen prit la journée, du fait de l’arrêt repas de 5 plats prévu dans un grand restaurant de Mantes-la-Jolie… Un tracteur de Dion-Bouton à vapeur arrive premier. Non conforme au règlement, le 1er prix est partagé entre Panhard et Peugeot !
1895 : Paris-Bordeaux-Paris, la première course de vitesse sans arrêts se déroule les 11 et 12 juin. Levassor et le mécanicien Mayade arrivent premier sur Panhard et Levassor en 48 heures et 48 minutes à 24,14 km/h de moyenne sans s’arrêter ni dormir ! Déclassée car la voiture n’a que deux places, le premier prix est remis à la Peugeot à quatre places arrivée deuxième (avec le même moteur bien sûr). Beau joueur, Peugeot partage le prix avec Panhard !
1896 : Paris-Marseille-Paris est couru du 24 septembre au 3 octobre. Une tornade perturbe la course dans la Drôme, provoquant plusieurs accidents. Heurtant un chien errant, la Panhard de Levassor se renverse à Orange, la barre de direction lui provoque une grave blessure au ventre. Il ne se rétablit pas, continue à travailler d’arrache-pied à Paris, et meurt amaigri en avril 1897 des suites d’une perforation de l’estomac, laissant Louise face à un second veuvage.
Cette femme qui joua un rôle charnière pour ces marques pionnières meurt en 1916 à 69 ans.

Extrait de l’acte de mariage entre Emile Levassor et Louise Cayrol
Éléments recueillis par Francis Piquera
Bibliographie :
« Histoire de l’automobile » par Pierre Souvestre – Dunod éditeur 1907.
« Ainsi naquit l’Automobile » Jacques Ickx – Edita Lausanne 1961.